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dimanche, 13 mai 2012

« Les travelos, je leur dis merci, et respect ! »

TUÉ PARCE QU'HOMOSEXUEL : le meurtre d'Ihsan Jarfi est un événement exceptionnel. Ce drame met devant leurs responsabilités tous ceux qui pensent qu'une société n'est harmonieuse que si elle respecte tous ses membres. Les homosexuels assumés ont une responsabilité particulière. Jurek Kuczkiewicz livre son témoignage. PFFF.png

D'un côté, un meurtre : sauvage, gratuit, imbécile et donc barbare. Celui d'Ihsan Jarfi, jeune homme adoré des siens, séquestré et tué parce qu'homosexuel. C'était il y a quelques semaines. De l'autre côté – c'est ce samedi – une procession joyeuse où l'homosexualité et toutes les variantes transgenres prendront, le temps d'un après-midi, le contrôle de quelques rues du centre-ville bruxellois. Voilà les deux images extrêmes qui dessinent les marges entre lesquelles notre société et sa partie homosexuelle doivent apprendre à vivre. Cette fois-ci, d'une façon autrement plus intense que les années précédentes, la gay pride belge renouera avec le sens originel de cette « marche des fiertés ». Ihsan sera dans tous les cœurs, et dans tous les cris, les coups de sifflets et les musiques qui se confondront en une seule revendication : celle du respect et de la reconnaissance qui lui ont été déniés.  

Un meurtre homophobe. Le premier répertorié en Belgique. Cela a quelque chose d'incroyable. C'est pourtant très simple : ce corps maltraité et abandonné sans vie dans les bois aurait pu être le mien, citoyen ordinaire qui se trouve être homosexuel et l'assume ordinairement. Et qui pour cela, comme Ihsan, aurait pu susciter je ne sais quelle pulsion morbide chez quelques gars rencontrés par hasard au coin d'une rue.

Je suis homosexuel, donc je pourrais être tué ? Inouï, dans un pays qui, il y a dix ou quinze ans, a basculé de l'état de société conservatrice et conformiste, vers celui de société ouverte et inclusive à l'égard de ses minorités : homos invités à se marier, étrangers invités à voter… Le meurtre d'Ihsan Jarfi, perpétré après une série d'incidents ou agressions homophobes qui avaient fait du bruit ces derniers mois à Bruxelles, signe-t-il un retour en arrière des mentalités ? Marque-t-il la manifestation de blocages nouveaux dans l'évolution vers une société plus tolérante ? Ou ne serait-ce pas le contraire… L'homosexualité, une fois son droit de cité acquis, avec l'institutionnalisation du mariage à la clé, s'est faite plus visible. Ses représentants, de ce fait plus assumés, sont aussi devenus plus identifiables. Et donc plus exposés à une homophobie qui avait perdu du terrain, mais qui est restée nichée dans les tréfonds de la société.

Un récent incident bruxellois m'avait ébranlé : deux individus, passablement éméchés, avaient fait irruption dans un bar notoirement fréquenté par des gays afin de les y invectiver. (Se sentant menacé et attaqué, le barman s'était défendu en blessant grièvement au couteau l'un des deux individus ; une enquête judiciaire est en cours.) De ma vie de gay, je n'avais jamais entendu pareille histoire : qu'un « excité hétéro » fasse irruption dans un endroit gay pour y agresser l'assistance ? Mais à la réflexion… : lorsque, il y a plus de 25 ans, j'ai commencé à m'assumer et à sortir dans des lieux gays, ceux-ci étaient cachés derrière des portes et fenêtres occultées. J'y pénétrais furtivement, inquiet de ce que quelqu'un me reconnaisse. Mais aucun hétéro homophobe n'y aurait pénétré.

La bête ne partira pas toute seule

Je veux croire qu'aujourd'hui, les agressions contre les homos, jusqu'à l'ignoble crime de Nandrin, ne sont pas le signe d'une régression, mais au contraire les râles d'une bête immonde, fille d'intolérance et d'imbécillité, génie malsain qui ne peut quitter le corps de la société que par des convulsions d'autant plus violentes qu'ultimes.

La bête ne partira pas toute seule. Comme pour toutes les maladies sociales, l'homophobie requiert un travail solidaire de la société. Non seulement parce que chacune de ses parties, fût-elle minoritaire, doit bénéficier des mêmes droits que les autres. Mais plus encore, parce que le respect des minorités constitue une garantie de sécurité et d'harmonie pour la société dans son ensemble. Il n'en reste pas moins que les premiers concernés doivent aussi être les premiers à agir. La visibilité des homosexuels n'est pas la cause de cette pathologie sociale qu'est l'homophobie : elle en est la cure. Et d'abord pour les homos eux-mêmes (voir ci-contre). Une fois par an, la « marche des fiertés » constitue donc la célébration de cette visibilité assumée. Comme tous les ans, j'entends la petite plainte ronchonne de gays ou lesbiennes qui, assumés peut-être, ne se reconnaissent pas dans ces images caricaturales peuplant le cortège : folles en talons aiguilles, couples de camionneuses, éphèbes cambrant leur croupe, ours moustachus de cuir vêtus…

L'origine de la gay pride

C'est vrai, la très grande majorité des homosexuels ne sont et ne ressemblent dans la vie ordinaire à rien d'autre qu'à des citoyens ordinaires. Chacun a droit à son opinion et à ses façons de l'exprimer ou de la taire. Mais snober ou mépriser la gay pride et les images excentriques qu'elle véhicule, c'est oublier, ou le plus souvent ignorer l'origine de cette manifestation.

Elle remonte à quelques journées et nuits de la fin juin 1969, à New York. A l'époque, il était interdit de circuler en portant des vêtements assimilés au sexe opposé, comme il était interdit de servir de l'alcool aux personnes homosexuelles. Les descentes et contrôles de police étaient fréquents. Notamment au Stonewall Inn : ce troquet était fréquenté par une clientèle homosexuelle marginale de travestis, transsexuels et prostitués. Appartenant à la mafia – ce type de business interdit était forcément juteux – qui graissait la patte des policiers, le Stonewall était généralement alerté des descentes de flics par une taupe. Sauf cette nuit du 28 juin. Pour une raison jamais éclaircie, les « présumés coupables » interpellés, quelques folles, se rebellent face aux huit policiers : l'histoire veut que c'est Silvia Rivera, un travesti, qui ait balancé la première bouteille. Les choses dégénèrent, les flics se retrouvent eux-mêmes enfermés dans le troquet. Le mot se répand, une foule supportrice accourt, et 2.000 personnes finissent par affronter 400 policiers. C'est ainsi que démarrent les émeutes de Stonewall, révolte homosexuelle qui durera plusieurs jours. Peu après se sont créées les premières associations de défense des droits homosexuels. Et dès l'année suivante, après une bataille juridique pour obtenir le droit de manifester, était organisée la première

manifestation de commémoration des émeutes de Stonewall. Elle fut vite baptisée « gay pride ».

Eh oui… La dépénalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe, le retrait de l'homosexualité de la liste des maladies psychiatriques de l'OMS, la banalisation de l'homosexualité, jusqu'au mariage gay institué en Belgique, pays phare en la matière, et maintenant appelé de ses vœux par Barack Obama et annoncé par François Hollande : tout cela, on le doit pour commencer à quelques pauvres travelos. Des « folles » qui un jour en ont eu assez des brimades, ont riposté avec leurs sacoches et déchaussé leurs talons pour mieux fuir ou pourchasser des policiers anti-émeute. Si de très larges pans de la société acceptent aujourd'hui les gays ou lesbiennes qui s'assument et s'affichent avec ni plus ni moins d'ostentation que les hétéros, c'est aussi parce que cette société a été (un peu) forcée de s'habituer à voir, au moins une fois l'an, des homosexuels défiler parés de plumes et paillettes.

Voilà pourquoi cette gay pride, que je n'osais pas rejoindre à ses débuts bruxellois, j'y défile chaque année (en tenue « civile », que mes patrons se rassurent), moi qui ne participe par principe à aucune manifestation, puisque mon métier de journaliste consiste notamment à exprimer des opinions. Si moi, homosexuel marié et reconnaissant envers la société de me l'avoir permis, je ne défile pas, qui le fera à ma place ? Qui manifestera pour qu'aucun autre Ihsan ne périsse jamais plus sous les coups d'une imbécillité primitive, si moi, qui aurais pu connaître son sort, je ne le fais pas ? Samedi quand je verrai des « sottes » se déhancher au sommet des chars, ignorant qu'elles descendent de ces « tapettes » – mais vrais hommes – qui leur avaient ouvert la voie en 1969 au Stonewall, je repenserai à ces héros en leur disant : « Merci et respect, les travelos ! »  

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