mercredi, 13 février 2008
Henri Salvador dort pour l'éternité et que son voyage vers les paradis soit bercé de mélodies
THIERRY COLJON
Le chanteur français Henri Salvador, considéré comme un monument de la chanson française et guitariste de jazz reconnu, est décédé ce mercredi matin à l'âge de 90 ans d'une rupture d'anévrisme
Il est parti « dans son île » avec son rire tonitruant, ses blagues foireuses, ses boules (de pétanque), son ballon de rouge et sa face hilare. On ne pensait pas que cela arriverait un jour, persuadé que l'homme, béni des dieux, avait une mission qu'il ne pourrait interrompre : amuser et attendrir.
Henri était un amuseur public doublé d'un grand musicien de jazz, d'un crooner et d'un mélodiste hors pair. Né le 18 juillet 1917 à Cayenne, en Guyane française, il avait hérité de son père Clovis, précepteur, et de sa mère, né Paterne, tous deux Guadeloupéens, d'un caractère solide et têtu placé sous le soleil de l'optimisme.
Il découvre Paris à 7 ans et le jazz de Duke Ellington à 11 ans. Il n'a pas 20 ans qu'il chasse déjà le cachet, guitare sous le bras, dans les cabarets de la capitale. En 1935, le Jimmy's Bar l'engage et connaît ses premiers succès publics. Un certain Django Reinhardt le remarque et l'engage avant qu'Eddy South, violoniste de jazz américain vivant à Paris n'en fasse de même. En 1938, Ray Ventura le prend dans son grand orchestre et l'emmène en Amérique du Sud.
Quatre ans plus tard - entre-temps, Henri est passé en zone libre et travaille dans l'orchestre de Bernard Hilda, à Cannes -, Ventura est à Rio de Janeiro, les concerts ne se passent pas trop bien. Pour dégeler le public carioca, Ray tente sa botte secrète : Henri Salvador qu'il pousse au-devant de la scène. Un amuseur crooner est né.
Durant la guerre, Salvador devient une star en Amérique latine. Quand il rentre à Paris à la libération, il peut fonder son propre orchestre et faire courir le Tout-Paris. Son premier disque, en 1947, est un tube, le premier d'une longue liste, c'est « Maladie d'amour » et « Clopin clopant». Il tâte même de l'opérette, Le chevalier Bayard, avec Ludmilla Tcherina et Yves Montand. La fin des années 1940, entre radio plénipotentiaire et temples du music-hall (A.B.C. puis Bobino, Alhambra, Pleyel...), suffit au succès de Salvador qui décroche deux prix Charles Cros : un prix fantaisie et un prix charme.
Déjà, Henri est partagé entre deux genres qu'il ne cessera jamais de fréquenter. Mais la France ne suffit pas à ce faux fainéant. L'Italie, avant les Etats-Unis, le réclame à grands cris. Ed Sullivan l'engage deux semaines de suite dans son célèbre show réalisé dans une suite du Waldorf Astoria de New York. Les Américains surnomment Henri Fireball. Des producteurs offrent un pont d'or au petit Frenchie des îles. Notre homme nous avait raconté en 1985 comment il avait réagi aux contrats mirifiques : « J'ai dit OK, mais à quel moment je prends mes vacances ? Ils me répondent : « Eh bien, dans deux ans. » J'ai dit : « Goodbye » et je suis rentré en France. Ils ont dû se dire que ce gars était cinglé... »
Et Henri de partir dans son rire devenu légendaire. Rentré en France en 1957, il rencontre Boris Vian. Les deux compères deviennent les meilleurs amis du monde. Musicien et fan de jazz, Vian monte une blague avec Salvador qui, sous le pseudo de Henri Cording (« recording »), se fout du rock'n'roll qu'il n'a jamais aimé. Vian lui écrit « Rock hoquet », « Le blues du dentiste » et « Rock and roll mops » (sur une musique de Michel Legrand)...
Les années 1950 se terminent plutôt bien pour Salvador. Il loue lui-même les salles qu'il remplit les doigts dans le nez grâce à des succès comme : « Ma jolie petite fleur », « Une île au soleil », « Le loup, la biche et le chevalier » (alias « Une chanson douce que me chantait ma maman »), «Dans mon île »... Les biguines et chansons ensoleillées ont toujours eu sa préférence. En 1961, invité en Italie pour une série de douze semaines à la télévision, Henri se rend compte du pouvoir énorme de la télévision par rapport au music-hall.
Avec sa femme Jacqueline qu'il a épousée en 1950, il fonde sa société et se lance à corps perdu dans la production de programmes télé qui lui permettent d'interpréter ses nouveaux succès : «Le lion est mort ce soir », « Syracuse », « Count Basie », etc.
En 1964, Henri fonde sa firme de disques Rigolo et adapte en français « Along came Jones » de Leiber et Stoller, qui devient «Zorro est arrivé ». « Le travail c'est la santé » suivra dans la foulée, popularisant définitivement son personnage de siesteur invétéré.
La télévision française lui ouvre grands les bras et n'est pas près de le regretter. Les Salves d'or suivies, en 1973, de Dimanche Salvador, rivent devant leur petit écran plus de six millions de Français (et de Belges). Salvador a la France a ses pieds, une France profonde qui se reconnaît dans ce blagueur qui n'a pas peur de se déguiser et de faire le pitre, tout en assimilant les règles du grand show à l'américaine, avec mise en scène, paillettes et grand orchestre. Henri amuse, Henri fait rêver.
Début des années 1970, les Américains de Walt Disney repèrent le bonhomme qui a l'art de parler aux enfants. Pour Les aristochats, Salvador réalise tout l'album à lui tout seul, se chargeant, dans sa chambre ou sa salle de bain, de l'enregistrement, des arrangements, de tous les instruments... Ce qui lui vaut un nouveau prix Charles Cros.
Jacqueline et Henri, dotés d'un solide sens des affaires, fondent leur propre réseau de distribution et c'est « Petit lapin » qui décroche la timbale, avant l'album Blanche-Neige et les sept nains (1973) et Pinocchio (1975).
Tout roule pour Henri jusqu'à ce jour de 1977, le plus noir de sa vie : Jacqueline décède d'un cancer. « Je me sentais perdu, j'ai tout plaqué, nous avouera-t-il. De toute façon, la télévision devenait de moins en moins intéressante financièrement. C'est là que je suis parti voir Adamo au Japon et Jacques Brel à Tahiti pendant quinze jours. »
Salvador se fait oublier, tente d'oublier et puis, avec le temps, se rapproche de la meilleure amie de sa défunte épouse. « C'est pour elle que je suis remonté sur scène en 1982 car elle ne m'avait jamais vu chanter ».
Pour son grand retour, Henri fait construire un théâtre de cinq mille places, porte de Pantin. Il y donnera soixante représentations avant de faire ses (premiers) adieux en 1985, au palais des Congrès et à Forest-National.
L'album Henri sort chez EMI mais le coeur n'y est plus. Il se dit qu'il a mérité de se reposer un peu, de jouer aux boules avec ses vieux copains de Saint-Trop'. Pour le plaisir, il fera encore une petite tournée en solo, qui passera deux soirs de 1991 par le Théâtre 140.
Ce concert, entre jazz et bossa (sans oublier les blagues qu'il ne peut s'empêcher de raconter entre chaque chanson), c'était déjà un Jardin d'hiver avant la lettre. Le public a répondu présent, mais pas l'industrie du disque qui ne croit plus que dans les jeunes artistes.
En 1994, Sony signera bien pour un nouvel album, Monsieur Henri, enregistré à New York par Mick Lanaro, mais en voulant adapter sa voix aux nouvelles sonorités, comme l'avait réussi Nougaro avec Nougayork, produit par le même Lanaro. Peine perdue. Henri préfère retourner à ses boules. Il faudra de nouvelles rencontres et l'enthousiasme de jeunes fans amoureux de ce personnage entre Sinatra et Nat King Cole pour convaincre Henri de remettre le couvert en l'an 2000.
L'industrie n'y croit toujours pas, à l'exception d'un petit label dance, Source. On donne enfin à Henri les moyens de faire ce qu'il veut. Des moyens qu'il se refusait lui-même depuis l'échec d'un disque réalisé avec Quincy Jones. Chambre avec vue sur le « Jardin d'hiver » est un triomphe. A 83 ans, Henri le crooner émeut à nouveau. La France a son « papy cubain », son « Amélie Poulain ».
Henri part en tournée, tout de blanc vêtu, comme au bon vieux temps. Cuivres et cordes l'emportent, entre son chapeau et son ballon de rouge. La voix de miel n'a rien perdu de son pouvoir. Cette « chanson douce » fait fondre toutes les générations qui perdent aujourd'hui leur père, celui qui avait tout réussi... en s'amusant.
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